Adolphe Nysenholc
VIVRE L’AUTRE ?
On dit vivre sa vie. Comme si on pouvait vivre la vie d’un autre. Assurément, on parle de vivre un rôle. Mais on a beau se donner à fond à un personnage de sa dilection, on reste soi. Car on ne vit pas un autre. Vivre est intransitif.
Néanmoins, sont attestés des écarts par rapport à l’usage de ce verbe [1], chez des auteurs qui, cherchant à dire au plus près ce qu’ils éprouvent, remettent en question, à un moment clef de leur écriture, la clôture de l’homme à l’autre, voire l’ouverture du moi au non-moi.
« Vivre Tipasa »
Camus n’a pas commencé par être l’écrivain de l’Etranger (1942), philosophe de la condition absurde, où l’être humain se sent jeté, par hasard, dans un univers froid, qui n’a rien à voir avec lui. Avant son exil d’Alger à Paris en 1940, son livre Noces (1938) est un recueil de récits lyriques quasi panthéistes, dont le premier, « Noces à Tipasa », lieu-dit avec lequel le jeune écrivain se sent en phase, célèbre les noces de l’homme avec le monde.
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre […] Que d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d’accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! […] Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l’œuvre d’art viendra ensuite. » [2]
C’est une communion sensuelle avec la nature quasi divinisée. Deus sive natura. « Il y avait du romarin derrière moi et j’en percevais seulement le parfum d’alcool… J’avais au cœur une joie étrange… »
Ce lieu participe d’une allégorie :
«[Tipasa] est aujourd’hui mon personnage … Tipasa m’apparaît comme ces personnages qu’on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde […]
« Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu’ils ont conscience d’avoir bien rempli leur rôle, c’est-à-dire, au sens le plus précis, d’avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu’ils incarnent, d’être entrés en quelque sorte dans un dessein fait à l’avance et qu’ils ont d’un coup fait vivre et battre avec leur propre cœur. C’était bien cela que je ressentais : j’avais bien joué mon rôle. » [3]
Il avait vécu Tipasa. Il s’était éprouvé lui-même dans un moment de grâce.
« Nous te vivons enfin, mer d’alliance »
Dans Amers, Saint-John Perse, poète de l’éloge, va encore plus loin dans l’empathie avec le Tout, symbolisé par la Mer majuscule, mère de tous les êtres vivants, en utilisant vivre à la limite du souffle :
« Nous t’invoquons enfin toi-même (…)
«… Ah ! nous avions des mots pour toi et nous n’avions assez de mots,
Et voici que l’amour nous confond à l’objet même de ces mots,
Et mots pour nous ils ne sont plus, n’étant plus signes ni parures,
Mais la chose même qu’ils figurent et la chose même qu’ils paraient ;
Ou mieux, te récitant toi-même, le récit, voici que nous te devenons toi-même, le récit,
Et toi-même sommes-nous, qui nous étais l’Inconciliable : le texte même et sa substance et son mouvement de mer,
Et la grande robe prosodique dont nous nous revêtons…»
En toi, mouvante, nous mouvant, en toi, vivante nous taisant, nous te vivons enfin, mer d’alliance
Ô Mer instance lumineuse et mer substance très glorieuse, nous t’acclamons enfin dans ton éclat de mer et ton essence propre. » [4]
C’est le climax du « Chœur », situé presque en finale du long poème en l’honneur de la Mer : l’apothéose est dans un fusion mystique avec l’élément essentiel. Tous les chants conduisent à cette extase collective « dans la promiscuité divine et la dépravation de l’homme chez les dieux… »
« Nous te vivons, mer d’alliance » : c’est être au sein de la Mer majeure, à l’intérieur même de son être le plus intime, dans un état jubilatoire entre orgasme et regressus ad uterum, avec la mer comme mère et comme femme et comme grande déesse. C’est devenir l’élément essentiel, la matière même (mater, selon l’étymologie de mère). C’est sacrifier à l’amour fusion.
Il existe un deuxième exemple d’un vivre transitif dans Amers :
« Nous implorons qu’en vue de mer il nous soit fait promesse d’œuvres nouvelles : d’œuvres vivaces et très belles, qui ne soient qu’œuvre vive et ne soient qu’œuvres très belles – de grandes œuvres séditieuses, de grandes œuvres licencieuses, ouvertes à toutes prédations de l’homme, et qui recréent pour nous le goût de vivre l’homme, à son écart, au plus grand pas de l’homme sur la pierre. » [5]
Mais avec « vivre l’homme, à son écart », le poète est dans un usage plus classique, car il ne s’agit pas de vivre un autre que soi, - même s’il y est question d’aller au-delà de ses possibilités, de se surpasser.
- Vivre l’homme
Cet emploi rarissime du verbe m’a d’autant plus frappé, si je puis évoquer ce souvenir, que depuis mon adolescence, j’utilise, d’une manière quasi obsessionnelle, l’expression « vivre autrui », dont j’ai toujours su que c’était une faute de langage.
C’était comme une formule incantatoire, elle contenait le noyau dur de ce que je voulais exprimer. Je disais vivre l’autre pour dire être l’autre, - et pas seulement comme on vit un rôle, - mais dans le sens de vivre vraiment la vie d’autrui, et, - plus que par sympathie ou compassion, - d’être dans sa peau.
Il ne s’agit plus ici de rapport au cosmos, ou à l’essence des choses, voire à l’Être ou aux merveilles de la nature, mais de relation entre êtres humains. L’autre était mon mythe, un continent inconnu. Je désirais un échange d’égal à égal. Je me souciais de reliance. Je refusais de jouer à l’Etranger, un Meursault à qui rien n’importe, indifférent à tout, détaché.
Certes, j’étais constitué de toute une chaîne humaine qui depuis le début des temps a abouti à moi, j’étais vivant par mes morts, sans le savoir, ils étaient mon inconscient, je vivais sans m’en rendre compte tout un peuple. Mais vouloir être, en connaissance de cause, un individu autre, mon semblable, un contemporain, mon vis-à-vis, tel qu’en lui-même, était peut-être le souhait que l’on me rende la pareille.
À la vie comme à la mort
Je le dis en toute confidence. J’avais intitulé en 1960, un moment de grande détresse, un texte, « Vivre autrui ». Et ce thème est revenu en force en 1983, dans un monologue, À la vie comme à la mort, où un personnage sur scène demande qu’on vienne se mettre à sa place, qu’on le décharge un moment de son existence, le déleste de lui-même, le temps qu’il souffle, qu’il ne souffre plus, mais personne ne se présente. On n’a qu’une vie. On ne peut revivre un autre. Alors pour essayer d’arriver à ses fins, il exploite plusieurs techniques du music-hall. Il se fait bonimenteur, interpelle joyeusement : « Approchez. ! Approchez ! Messieurs Dames ! Venez à l’ ‘intérieur’ » comme s’il invitait ‘chez lui’. Mais il n’y a même pas l’ombre d’un baraquement sur les tréteaux. Alors où c’est « dedans » ? On reste en-dehors de lui. Dépité, il fait le prestidigitateur, mais, malgré sa magie, il ne réussit pas, avec ses passes, à faire passer quiconque en lui. Il reparaît aussitôt en clown Auguste dont les grimaces attestent le don de contrefaire tout le monde, et tant de gens réunis devant lui, demande-t-il, ne pourraient pas ensemble se donner pour se faire seulement l’un d’entre eux, lui ? Il rebondit en acrobate, fait le contorsionniste, mais il a beau retourner dans tous les sens, il ne peut montrer ce qu’il est en lui, alors comment pourrait-on le connaître de l’intérieur, le faire sien ?
In fine, il se présente en médium, faisant croire que ce que les autres ressentent ce n’est pas eux, mais lui, qu’ils sont faits de sa substance, qu’ils ne peuvent pas prouver le contraire. Rien n’y fait, il reste avec sa vie en lui et nul ne sait être ce qu’il est. Il n’y a pas d’identité de lui à autrui, d’équanimité entre eux. Comme si on pouvait s’épancher d’un être en un autre à la manière de vases communicants ! Et puisqu’il reste incompris, c’est comme s’il n’avait pas de soi, et qu’il était mort pour chacun. [6]
C’est peut-être la condition précaire que l’auteur de ce one man show a dû vivre tout jeune dans la traque durant la guerre. Il était déjà mort à l’autre, avant la fin qu’on lui destinait. La situation reproduite sur les planches, comme une mise au pilori, confirme le personnage dans sa déréliction : personne ne peut le sauver. C’est le paradoxe de l’ancien enfant caché, qui ne peut se montrer, ce qui le rassure, puisqu’il est certain de ne pas être attrapé, réduit à néant, mais qui du coup ne peut se faire reconnaître et risque de ne pas être repris par celle qui devrait venir le rechercher, sa mère, parce qu’elle ne saurait pas qui il est, elle sa disparue à jamais. En fait, si on ne le vit pas, il ne peut pas davantage faire revivre ses morts, - coupés d’eux, coupable.
Le personnage qui s’excuse les bras écartés d’être là sans vraiment exister réalisait, d’une certaine façon, une imitation de Jésus : c’est un peu le crucifié, sacrifié, mais sans salut pour lui ni pour personne. Il est laissé en-dehors de chacun : son semblable est autre, - alter ego.
La demande lancinante, qu’il adresse au public, d’être lui sera transposée dans les confrontations entre les protagonistes mêmes du drame, au sein des pièces qui vont se succéder durant une vingtaine d’années.
Amphitryon
Dans Les Amants de Thèbes [7], - intitulé d’abord par ironie L’Amour divin (1984) et qui retrouve le monde païen de « Noces à Tipasa », - Zeus pour séduire la belle Alcmène ne peut se contenter de paraître Amphitryon, son époux (comme chez Plaute, Molière, Giraudoux) mais doit l’être vraiment. Car Alcmène est d’une fidélité proverbiale. Et quand Zeus croit qu’il suffit de faire comme s’il était Amphitryon, en ne lui empruntant que les apparences, elle s’aperçoit que ce n’est pas son homme, et elle repousse l’imposteur. Mais Zeus rejeté devient si amoureux qu’il est prêt à tout pour la conquérir. À un dieu rien n’est impossible et surtout ce qui est impossible à un homme : vivre un autre. Seulement, si ce dieu doit être un homme, Il devient du coup mortel. Peu importe, Il prend le risque : Alcmène vaut bien un Olympe, dit-Il. Et on assiste à la mort de dieu, pour l’amour d’une femme, la merveille des merveilles. C’est sa façon de vivre Tipasa et son illumination. La mystique s’est inversée : on voit Jupiter, converti à l’humain, du haut du ciel, faire une prière à l’homme, cet autre inatteignable, qu’il admire, avant de se fondre en lui et disparaître, dans une extase à l’envers. to soma shma (le corps est une tombe, celui d’Amphitryon en lequel vient ‘mourir’ l’âme de Zeus). La pièce qui commence par un comique à quiproquo (où l’un est littéralement pris pour un autre) finit dans le sacrifice d’un dieu qui s’auto-immole.
Le tout donnerait, en somme, une lecture judéo-chrétienne de ce mythe grec. C’est en tout cas le Christ qui était Dieu fait homme jusqu’à en mourir, inaugurant l’ère du mystère de l’incarnation.
La Passion du diable
La pièce suivante est née de la précédente, dans la lignée de Charles De Coster et Ghelderode, La Passion du diable (1987) [8] .
Méphisto (debout) : …
Le Directeur de l’asile (assis, écrit en silence) : …
Méphisto (s’assied) : - Tu ne sens pas le diable en toi ?
Le Directeur : - Non.
Méphisto : - Je suis pourtant en toi.
Le Directeur : - Tu crois ?
Méphisto : - Avec moi, on ne croit pas. C’est certain.
Le Directeur : - Mais je ne t’y sens pas.
Méphisto : - Ce que tu penses être toi est en fait moi.
Le Directeur : - Je ne suis pas moi en moi ?
Méphisto : - Si. Mais ce que tu appelles moi, c’est en fait moi, et pas toi. (Il sort.)
Le Directeur (se précipite à la porte) : - À l’avenir, il faudra me vouvoyer. Je ne suis pas « toi » ! [9]
On est chez des aliénés, ceux qui par définition ne se vivent pas eux-mêmes, se croyant chacun un autre. Et là, un « Jésus » est hanté par son contraire : « Satan » lui-même. Ce délire qui le travaille est révélé par un psychodrame, à l’occasion d’un bal de Carnaval, inspiré du célèbre tableau La Joyeuse entrée du Christ à Bruxelles. Le jeu de rôles rencontre fatalement l’univers des masques grimaçants de James Ensor, voire la bouffonnerie iconoclaste de La légende de Thyl Ulenspiegel. Le soi-disant Jésus, possédé par Méphisto, y est amoureux fou d’une Marie-Madeleine dont il porte, comme sa croix, le corps assassiné par « Judas » jaloux: c’est la Passion du pauvre diable.
« Vivre autrui », pour ces pauvres d’esprit, ces malades d’amour, c’était vivre une mystique, non verticale, mais horizontale, une foi d’être à être.
Survivre ou la mémoire blanche
Seulement le mythe gréco-latin et la parabole chrétienne m’aliénaient d’une certaine manière. Sans m’être extérieurs, ils me tenaient éloigné de la tradition de mes pères, dont je demeurais orphelin.
C’est après avoir assisté à une représentation de la pièce de théâtre Le Dibbouk, le chef-d’œuvre du Yiddishland détruit, que s’est ainsi imposée à moi la pièce Survivre ou la mémoire blanche (1988) [10], où l’on voit un fils âgé, qui a échappé à la déportation tout jeune, être hanté par sa mère morte jadis à Auschwitz, au point qu’il la voit revenir et habiter chez lui, pour ne pas dire en lui. Elle sera son dibbouk, comme on le dit, dans la démonologie juive, des âmes errantes qui, ne trouvant pas le repos dans l’au-delà, viennent s’incarner dans un être vivant qu’elles tourmentent malgré elles. Et c’est le cas de la jeune maman, gazée dans l’Holocauste, qui pour apaiser son âme suppliciée, aspire à venir enfin mourir en son fils, sinon renaître. Ce qui est l’inverse d’un regressus ad uterum.
Elle s’installe, se mêle des affaires de son ‘petit’, veut lui trouver une femme juive. Elle pratique le witz, le mot d’esprit (comme dans la pièce précédente, le Malin, ses traits et autres pointes). Elle se montre pleine d’allant, de vie, alors que lui, qui a plusieurs fois son âge à elle, est déprimé, ne vit pas, n’ose pas exister, comme le fait un survivant. Fils et mère se retrouvent étrangers l’un à l’autre. La vie commune est impossible. Elle décide de retourner dans la diaspora éternelle. Il en meurt. Mais s’il ne vit plus, il n’y aura plus personne pour la vivre elle ! Alors elle revient une ultime fois s’incorporer en lui, le ranime de son âme, le ressuscite. Hélas, elle profane un corps. Et des rabbins vont la chasser, purifier le fils possédé, par une opération de catharsis, lors d’un rituel d’exorcisme. Mais la mère morte proteste : « Il doit continuer à me vivre ! »
Avec elle, se confirme que, pour l’homme sur les planches dans le monologue À la vie comme à la mort, c’était le public sa mère. C’est cette dernière dont il voulait, semble-t-il, sans la nommer, qu’elle vienne vivre à sa place, elle qui l’a ‘délaissé’ dans l’urgence avant la rafle qui l’a emportée. Car, si elle est en lui, si elle est lui, elle ne pourra plus l’abandonner, s’arracher à lui. Vu leur identification, il pourrait même se croire de nouveau protégé en elle, à l’abri de tout, comme dans l’eden d’avant sa naissance, comme s’il se trouvait lui au chaud paradis de Tipasa, ou au sein de la Mer primordiale d’Amers. « En toi, mouvante, nous mouvant, en toi, vivante nous taisant, nous te vivons enfin, mer d’alliance. » Mais du fait qu’il se sent mal de lui avoir survécu, il voudrait lui donner sa vie : s’il peut être elle, il peut lui donner vie, comme elle fit avec lui. Seulement, pas moyen de faire être à nouveau ceux qui ne sont plus, fussent-ils des proches. Vivre, c’est empêcher de faire revenir à la vie, c’est quasi tuer en soi, c’est perpétuer l’anéantissement. « Ô Mer… »
J’étais travaillé par un théâtre de la possession. J’essayais d’être porte-parole des morts qui se taisaient en moi. À défaut d’être prophète d’Israël, je fus peut-être comme un chaman de la Shoah, dans une tentative de communication avec ses ombres, à travers le spectacle vivant, comme media.
Mon désir était de vivre l’autre, non en tant que dieu, qu’il n’est pas, mais en tant que personne, en tant que soi-même, comme il se vit, se sent lui-même. Le programme était d’être un pour tous, afin que tous soient pour un. Seulement, la finitude de soi à autrui, limité que l’on est dans notre corps, était sans appel. En me battant contre mes limites, infranchissables, - de manière quasi borderline, - l’élan ne débouchait que sur de l’anti-communion, une Alliance ratée, une religion qui ne relie pas.
C’était une préoccupation qui se situerait dans le sillage de l’existentialisme [11], de Kierkegaard, le philosophe du vécu. La vie subjective ou la vie intime, le sentiment que nous avons de nous-même, qui est pour ce penseur l’existence concrète, ne peut être le savoir d’un tiers. La douleur d’un individu est irréductible. [12]
Le fantasme qui traverse mes écrits, pour ne pas dire la névrose, remonte à l’origine du christianisme, avec la personnification divine dans le Fils, dont l’évangile, la bonne parole qui s’ouvre aux Gentils, décline de toutes les manières : Tu es en moi comme je suis en Toi, sur le modèle de : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jean , 14 :10 ; 14-11) « Vous verrez que je vis et vous aussi, vous vivrez » (ibid., 14 :19). [13]
D’où ce titre, encore de nos jours, Approfondir la Parole de Dieu pour la vivre pleinement [14], pour vivre Dieu.
Et on arrive à ce paradoxe par lequel Léon Burdin intitule son livre, Parler la mort : Des mots pour la vivre [15]. En fait, il envisage là, non de vivre la mort, mais de vivre sa vie pleinement au moment où on va la perdre, de vivre jusqu’au bout, dans l’accompagnement des siens. Mais être avec quelqu’un, ce n’est pas l’être.
‘Vivre autrui’, faute linguistique, était riche d’une sémantique stylistique.
Ignoré par Littré, un tel emploi transitif du verbe, mon verbe des commencements, surgit, - après que se soit proclamé « la mort de Dieu », - comme l’expression d’abord d’une mystique laïque, d’un amour désespéré sous un ciel vide, comme le cri sans écho de l’homme profane perdu dans la foule solitaire.
Mais peut-être que désormais on dira plutôt « mourir autrui », car le kamikaze, qui sévit dans un nombre de sociétés croissant, aime la mort quand nous aimons la vie, se tue pour tuer, et meurt en mourant dans l’autre, qui n’est sacré pour lui.
Fin
[1] Je n’ai jusqu’à présent trouvé que deux cas chez de grands écrivains, cités ci-dessous.
[2] Ibid., pp. 13, 16, 24.
[3] Ibid., p. 22, 24
[4] Saint-John Perse, Œuvres poétiques II, Amers, Gallimard, 1960, p. 308.
[5] Ibid., p. 178
[6] A. Nysenholc, À la vie comme à la mort (1983) publié en 1986 dans Revue et Corrigée, intégré dans Les Nuits de ma mémoire (Ed. Caractères, 1998), et repris dans la suite (au sens musical) in Pas Lui (Alna, 2007)
[7] A. Nysenholc, une variante d’Amphitryon (inédit). Prix du texte à Agadir (Maroc).
[8] A. Nysenholc, La Passion du diable , Lansman Éditeur, 1995. Prix du Parlement de la Communauté française.
[9] Ibid., scène 2.
[10] A. Nysenholc, Survivre ou la mémoire blanche. Les versions successives ont été publiées par Le Bulletin de la Fondation Auschwitz (n° 34, 1992), Editions de L’Ambedui (1995) ; et CLUEB (Cooperativa Literaria Universitaria Editrice, Bologna, 2007) : bilingue français-italien, avec une introduction par le traducteur, Fabio Regattin.
[11] Cf. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, « vivre », p.4008.
[12] « Ce ne sont pas les idées qui changent les hommes, il ne suffit pas de connaître une passion par sa cause pour la supprimer, il faut la vivre, y opposer d'autres passions, la combattre avec ténacité, bref se travailler », in Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, p. 25.
[13] La Bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, Jean, chapitre 14, « Je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous » (Jn, 14 :20).
[14] P. Dominique Janthial, Librairie de l’Emmanuel.
[15] Ed. Desclée de Brouwer.