Adolphe Nysenholc
« Ecrire : vrai ou faux ? »
notes
sur Bubelè l'enfant à l'ombre
« Quels sont les problèmes d’écriture propres à une autobiographie littéraire d’enfant caché ? » Cet exposé propose d’apporter des éléments de réponse en se fondant sur le livre que l’auteur connaît de l’intérieur, Bubelè l'enfant à l'ombre.
Genèse
Qu’est-ce qui a déclenché le processus d’écriture de Bubelè ? 1980, l’année de la mort de mes sauveurs, j’ai écrit au lendemain de l’enterrement, un premier jet. Leur disparition me parut insupportable. C'était à moi cette fois à les sauver. De notre histoire, « J'aurais pu en faire un livre, disait ma marraine de guerre », elle qui avait été à peine à l'école. C'était donc à moi à le faire, moi qui avais appris à lire et à écrire. Mais le jour suivant de ma première rédaction, je déchantai, ce premier jet manquait de sève. Le projet devait encore mûrir.
Puis en 1994, en Israël, je confessai au collègue, qui m’avait invité : « J’aurais dû me trouver ici. » Et j’ai rédigé quelque 200 pages en 15 jours. En effet, j’avais trouvé un fil conducteur : mon manuscrit répondrait à la question pourquoi, étant en route vers la Palestine, je n’y suis pas arrivé.
Les réécritures
Il y eut de nombreuses réécritures. La première version ne faisait pas passer l’émotion, à cause des rationalisations : « Toutes ces considérations pseudo-psycho-socio-éthico-philosophiques ennuient, me dit une lectrice du manuscrit, ça coupe le récit. C’est l’histoire du petit garçon qui intéresse. » Moi, je pensais que c’était justement ce qui était le moins intéressant.
J’ai donc décapé le manuscrit de ces développements où je me montrais très lucide.
Point de vue
De fait, je voulais tout faire voir par les yeux du jeune enfant, et qu’on ait ainsi l’impression de vivre avec lui, ce qui était la première condition pour le rendre touchant. Mais comment faire parler un enfant qui apprend à peine à parler, sans tomber dans la niaiserie et sans créer l’incrédulité concernant l’exactitude des souvenirs ?
Le but : toucher
En effet, le problème est : comment être crédible ?
Et comment écrire une histoire personnelle pour que cela touche un tiers ?
On ne peut échapper aux lois de la poétique, pour ne pas dire de la rhétorique. [1]
Il faut travailler son écriture de manière à obtenir des effets. Mon récit de vie a ainsi évolué en roman d'inspiration autobiographique. L'ouvrage fut remis vingt fois sur le métier. Les faits sont véridiques, mais les mots sont (ré)inventés. Il s'agit d'une reconstitution d'une époque de la vie, le premier âge, dont on a n'a en général guère de souvenirs. Et pourtant, on sait que les choses se sont passées : l'abandon du tout jeune enfant par la mère pour le sauver et le non retour des camps.
Et le but fut apparemment atteint : À la première lecture du livre, a dit entre autres Françoise Nice, journaliste à la RTBF, « j’étais étonnée de voir comment vous saviez faire passer l’émotion ». [2]
De fait, je ne veux plus de la distanciation extrême d’un Perec. Si l’on veut transmettre la mémoire, on doit s’adresser à la sensibilité, sinon ce sera lettre morte.
En somme, il faut faire rêver. C’est dans cet esprit que j’ai spéculé sur les connotations des mots et des noms propres, jusqu’à renommer les personnes et les lieux, si nécessaire.
Les noms
Mes sauveurs, j’ai pu parler librement d’eux le jour où je leur ai créé le nom de Van Helden (« les héros » en flamand). Tant qu’ils avaient leur nom propre, je n’arrivais pas à faire leur portrait. Pour moi, ils étaient entièrement dans leur nom. Or, pour les rendre vivants aux yeux de qui ne les connaissaient pas, il fallait les décrire, leur donner un corps, un caractère.
En revanche, j’ai gardé le nom de mes parents qui avaient des résonnances symboliques. Le père, Salomon, comme la mère, née Frydman, avaient un nom qui signifiait chacun la paix (shalom, en hébreu et Friede en allemand) ; leur nom ne les a pas préservés de la guerre. Cette découverte de leur synonymie les unissait plus fortement : ils ne pouvaient que faire un couple, et leur antithèse avec l’époque renforçait leur destin tragique. Mais tout cela il ne faut pas le développer, c’est contenu dans ce complexe rhétorique. Quant à l’oncle, Abraham, il s’est mis dans la tête de remplacer le père, ce qui est impliqué par son nom, dont le sens en hébreu serait même « père de peuple ». Le récit s’enrichit ainsi d’une aura mythique.
La langue
Quelle langue utiliser ? Bubelè fait jeune enfant, non tant par une parole balbutiante (avec des fautes de grammaire) que par sa logique archaïque, du genre : « Pourquoi il y a la guerre pour mes parents et pas pour les gens d’ici ? »
Le titre
En somme, pour faire émerger l’enfant, il faut retrouver sa poésie.
Et c’est ce qui est suggéré dès le titre. L’ombre de l’enfant y est sa mort, celle mort dont on le menace, celle de ses disparus, et qu’il traîne partout sans pouvoir s’en défaire, mais qui est également une ombre avec laquelle il joue, comme avec un cerf-volant, toujours attachée à lui comme par un fil invisible…
De ce jeu de mots naît la poésie et de son paradoxe surgit l’ironie. Le titre donne le ton qui animera tout le récit : c’est la matrice stylistique.
L’enfant est aussi « à l’ombre » comme on le dirait d’un prisonnier, d’un être enfermé que des gens doivent « garder » comme si c’étaient des gardiens d’une institution pénitentiaire ou d’une maison de correction. Il a l’impression que, privé de ses parents, il a été puni.
La Construction
« Après avoir lu deux fois et demi, ajouta Françoise Nice, je me suis rendu compte de la construction littéraire. » [3]
Le fait de privilégier le point de vue de l’enfant a déterminé la structure. Ce qui a été longtemps le premier chapitre est devenu le second.
La phrase initiale durant des années a été : « J’étais là dans le tram avec ma mère … » En route vers le lieu de la relégation chez des inconnus. C’était l’adulte qui parlait, évoquant le souvenir fondateur de son aventure. Jusqu’au jour où je résolus de commencer par le deuxième chapitre : « C’est quand demain ? » Et là, l’incipit était typique d’un jeune enfant, qui ne connaît pas le temps, et qui en dit déjà long sur l’attente. A partir de là, je pourrais désormais donner la parole à celui qui n’avait pas la parole, qui savait à peine parler, le petit de trois ans. Et plus tard le « J’étais là dans le tram … » devenait à la Libération la souvenance de l’enfant, qui dans sa rêverie au lit se mettait à espérer le retour des parents.
Souvent, les autobiographies commencent par les années heureuses d’avant-guerre, au sein de la famille, pour bien faire sentir ce que l’enfant va perdre. Bubelè saisit l’enfant directement dans sa cache. Avec ce début ex abrupto, on induit que l’enfant était coupé de son passé, de son histoire familiale, qu’il était abandonné. Tout cela il ne faut pas l’expliciter. C’est un effet de sens économique dû à la construction.
La plupart des auteurs continuent leur livre jusqu’à l’âge adulte, pour montrer leur réussite, leur résilience : Appelfeld s’y montre in fine comme écrivain reconnu par ses pairs qu’il fréquente. Le récit de Bubelè s’arrête à ses 13 ans. On ne sait pas ce que l’enfant va devenir. Il vient de faire sa Bar Mitzvah, mais on l’a fait juif, et cela ne lui redonne pas ses parents. Il reste dans leur attente. La dernière phrase revient à la première : « Demain, ça ira mieux » lui dit le directeur.
Or, il existe, sur Bubelè jeune homme, un chapitre qui a été supprimé. La structure du roman était plus forte sans lui. En effet, on a une ligne claire avec le retour de l’oncle qui bouleverse la vie de l’enfant, qui l’arrache à ses sauveurs, qui veut le prendre avec lui en Amérique, qui part sans lui. L’enfant demeure seul. Il revit la perte de ses parents. Bloqué dans la promesse non tenue : « Je viendrai demain ». Les 3 phrases simples sur « demain » constituent les articulations principales du récit, situées à des endroits stylistiques-clefs : comme incipit, comme charnière au milieu, comme clausule.
Les parallélismes (isotopies)
Comme Bubelè enfant est trimballé de lieu en lieu, il fallait qu’il s’adapte à un environnement culturel chaque fois radicalement neuf pour lui. Il y avait un danger qu’on puisse penser qu’on n’est pas dans le même récit. J’ai créé des récurrences de motifs. Pour matérialiser les quatre acculturations successives, je le fais participer à la vie des héros de légendes qui symbolisent ces périodes, tous sauveurs (Thyl Ulenspiegel chez sa famille flamande, Léa avec son dibbouk lors de l’évocation de ses parents, Christophe Colomb dans l’orphelinat ashkenaze, Esther dans le home religieux sépharade).
Mais il s’agit d’organiser les thématiques dans une escalade pour accompagner la progression du récit qui doit aspirer le lecteur comme dans une spirale.
Ainsi, en finale, il découvre, dans la projection d’un film muet, qu’il a vécu, durant toutes ces années de tribulation, une histoire comparable à celle du Gosse de Charlie Chaplin.
Narration
Chaque perte de lieu participe à un rebondissement de plus en plus fort dans l’action. L’enfant est abandonné par ses parents, arraché à ses parrains, expulsé vers la Palestine : « Profondsart n’était pas assez loin ! », s’est écriée sa marraine. Pris entre ingratitude et remords, il ne part pas. Mais il est éloigné de ses protecteurs laïques encore bien davantage à l’âge de la Bar Mitzvah, la communion juive.
J’ai gardé les faits significatifs du parcours, ceux qui ont créé l’engrenage dans lequel fut pris l’enfant, de manière à avoir un récit qui tienne quelque peu en haleine. Va-t-il partir à l’étranger ? Va-t-il être circoncis ? Là on atteint un climax.
Sur les cinq homes où j’ai été, je n’en ai gardé que deux pour le récit. L’un juif laïque ashkenaze (genre mouvement de jeunesse Bund de Pologne), l’autre juif religieux orthodoxe sépharade. Cela donnait les deux pôles de la judéité. Décrire la vie dans les trois autres n’aurait rien ajouté, sinon l’impression de se redire. Et surtout finir par la Bar-Mitzvah, non seulement c’était s’arrêter à la majorité religieuse, la fin de l’enfance, mais c’était donner un sens à tout le récit, dont on se rend compte qu’il tendait vers cette ultime tentative de retrouver la judéité de l’enfant.
Que ce soit au niveau des macrostructures ou des microstructures, le travail d’écriture a consisté à retrouver quelque chose du langage de l’inconscient et du passé enfoui.
Au niveau des mots, il s’agit de découvrir ceux qui font image. Ces manipulations ne sont pas des mensonges. Elles arrivent à faire plus vrai que nature.
Le ton
Sans donner dans le pathos, Bubelè refuse la distanciation souvent privilégiée par les écrivains. Car il veut toucher. « C’est un livre bouleversant », écrit Philippe Lejeune, qui ajoute : « C’est surtout un texte impressionnant par l’écriture » [4]. « Criant de vérité » surenchérit Le Soir [5].
Licence poétique
Etant donné l’innommable, la plupart des auteurs d’autobiographies d’enfants cachés déploient toutes sortes de stratégies pour se préserver.
C’est ainsi qu’avec un écrivain comme Louis Begley, « la fiction autobiographique est subtilement démarquée de la réalité. » Et Aharon Appelfeld, vu « l’insuffisance du document », écrit des romans où la violence « du vécu intime est approchée à travers la fiction ». Kosinski est le plus radical : « L’enfance… Puisque nous n’avons aucun accès direct à cette période la plus sensible, nous devons la recréer. »
Certes, l’autobiographie de l’enfant caché est liée au récit de la Shoah. Il y a besoin d’authentifier l’événement comme chez leurs aînés, Elie Wiesel, Primo Levi, voire Kertesz…
Mais, entre les récits de vie, qui collent aux faits, et les fictions fantasmatiques, il reste un espace pour l’autobiographie littéraire, qui doit résoudre cette quadrature du cercle entre le strict procès verbal de l’historien et le délire débridé du poète qui invente sa vie. Mais raconter avec art n’est pas mentir.
Un auteur n’a-t-il pas le devoir de dire la vérité, rien que la vérité, surtout cette vérité de plus en plus niée ? N’y a-t-il pas le risque d’alimenter l’argumentaire de ceux qui nient l’existence de la Shoah ? « Le livre a une dimension inventée, mais reste véridique cependant » dit Jan Oberski à propos de son œuvre (cité in L’Enfant et le génocide, p. 1136). Le fait est que qui se contente de rapporter les faits risque de ne pas intéresser. Mais se livrer sans se voiler peut être suicidaire par l’exposition de son être sans défense.
Aragon parla du mentir-vrai, où il opérait peut-être une synthèse entre les exigences du réalisme soviétique et celles du surréalisme. Ici, il s’agissait de ne pas trahir la vérité de la Shoah et d’être fidèle à la réalité d’un imaginaire, celui de l’enfant qui en a une expérience particulière, pour arriver à la faire partager.
Conclusion
Je me suis lancé dans un livre, pour rendre hommage à mes sauveurs. Pour témoigner de ce qui est arrivé. Pour exorciser mes démons. Par amour de la langue française ou pour me donner une langue maternelle. Pour ne pas être seul à porter le poids de cette existence. Pour exprimer la victoire sur ceux qui voulaient notre mort. Pour me protéger d’une cotte de mailles : mon texte tissé serré, et d’un bouclier : « un beau livre » (selon P. Lejeune). Et espérer que « plus jamais ça. »
Adolphe Nysenholc
[1] Il faut au minimum avoir une histoire, commencer par un événement déclencheur et finir par un climax, respecter la cohérence du point de vue, retenir les faits qui font avancer le récit, veiller à maintenir le rythme, supprimer les redites, les lourdeurs, les digressions, organiser un réseau d’isotopies (pratiquer des variations sur un même thème), chercher le mot juste, retrouver l’imaginaire de l’enfant et sa poésie.
[2] Interview à la librairie Quartiers Latins, le 17/01/09.
[3] Le 17/01/09
[4] Cf. www.sitapa.org, 28.10.2007
[5] 23.11.2007